Dommage corporel – Préjudice d’attente et d’inquiétude – Préjudice d’angoisse de mort imminente – Indépendance des postes
En date du 11 mars 2022, Mademoiselle Emmanuelle YAGOUR, stagiaire au Cabinet de Maître CARRE-PAUPART, a eu l’opportunité de se rendre à une audience devant la Chambre mixte de la Cour de cassation, rassemblant les première et deuxième chambres civiles de la Cour, ainsi que la chambre criminelle, et présidée par la Première présidente de la Cour de cassation, Madame Chantal ARENS.
L’objet de cette audience était de déterminer si, en l’état actuel du droit, il est possible d’apporter des modifications à la nomenclature Dintilhac en élargissant les postes de préjudices qu’elle prévoit.
Deux pourvois ont été analysés, chacun concernant un poste de préjudice distinct :
Pourvoi n°1 – Les victimes par ricochet des attentats du 14 juillet 2016 à Nice peuvent-elles prétendre à une indemnisation autonome de leurs souffrances, au titre d’un préjudice d’attente et d’inquiétude ?
Telle était la première question posée à la Cour lors de cette audience.
Une femme a été tuée lors des attentats de Nice du 14 juillet 2016. Elle a pour descendance une fille et deux petits-enfants mineurs.
Le Fonds de garantie des victimes des actes terroristes et d’autres infractions (FGTI) a été assigné devant le Tribunal judiciaire de Créteil par la fille de la victime défunte, qui souhaitait obtenir, en son nom propre, une indemnisation au titre de l’attente et de l’inquiétude dont elle a fait l’objet lors des faits.
Le préjudice d’attente et d’inquiétude est ainsi défini :
« Préjudice lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant d’un acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez le proche, du fait de la proximité affective avec la victime principale, une très grande détresse et une angoisse jusqu’à la fin de l’incertitude sur le sort de celle-ci ».
Les juges du fond ont accepté d’indemniser la demanderesse pour ce poste de préjudice, qu’ils ont considéré indépendamment du préjudice d’affection et du préjudice spécifique reconnu aux victimes d’actes terroristes.
Rappel : préjudice d’affection = préjudice moral subi par certains proches à la vue de la douleur, de la déchéance et de la souffrance de la victime.
Le Fonds de garantie a alors déposé un pourvoi en cassation contre l’arrêt d’appel, rendu par la cour d’appel de PARIS, le 30 janvier 2020.
Le Fonds de garantie a soutenu qu’en statuant ainsi, les juges du fond ont indemnisé à deux reprises le même préjudice, ce qui est contraire au principe de réparation intégrale effectuée sans pertes ni profits.
Selon l’avocat au conseil plaidant en faveur du FGTI, il est indispensable de considérer que les différentes souffrances pouvant être subies par les victimes font l’objet d’un « bloc insécable », afin que leur dignité soit respectée.
Il a insisté sur le fait que les souffrances humaines ne doivent pas être disséquées.
En outre, il ne revient pas aux juges du fond d’ajouter de nouveaux postes de préjudices à la nomenclature, car cela conduirait à la déstabiliser.
Enfin, l’avocat a indiqué que le préjudice d’attente et d’inquiétude ne relève que d’une affection existante entre la victime directe et la victime par ricochet.
Dès lors, il ne convient pas d’en faire un poste autonome et indépendant.
Selon l’Avocat général, la nomenclature Dintilhac n’est pas intangible.
Il est nécessaire d’envisager la création de sous-catégories, pouvant intégrer de nouveaux postes de préjudices réparables.
Il estime au contraire que le préjudice d’attente et d’inquiétude doit être reconnu et indemnisé indépendamment du préjudice d’affection, car il s’agit d’un préjudice exceptionnel, qui ne peut se manifester que dans des situations exceptionnelles.
L'Avocat général a donc demandé le rejet du pourvoi.
Pourvoi n°2 – Les victimes d’une infraction de droit commun peuvent-elles obtenir une réparation au titre d’un préjudice d’angoisse de mort imminente indépendant du poste des souffrances endurées ?
Telle était la seconde question posée à la Cour lors de cette audience.
Une femme a été victime d’une attaque au couteau et est décédée des suites de ses blessures.
Ses ayants droits ont souhaité obtenir une réparation au titre de l’angoisse de mort imminente, du fait de la souffrance vécue par la victime au moment de son agression, indépendamment des indemnisations perçues pour les souffrances endurées.
Rappel : préjudice d’angoisse de mort imminente = vise à indemniser la souffrance morale causée par la conscience que peut avoir une personne de l'imminence de sa propre mort, dans la période qui précède son décès.
Les juges du fond ont fait droit à cette demande.
Le Fonds de garantie s’est alors pourvu en cassation, à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de PAPEETE, du 29 aout 2019.
Selon le Fonds de garantie, un même préjudice a été réparé deux fois, le préjudice d’angoisse de mort imminente ne pouvant être perçu indépendamment du poste de préjudice regroupant l’ensemble des souffrances endurées.
Le Fonds de garantie considère qu’une juste indemnisation, conforme au droit en vigueur, ne repose pas sur l’autonomie d’un tel poste.
Son Conseil a insisté sur le fait qu’il est indispensable que l’ensemble des victimes soient traitées de manière égalitaire et que la lisibilité de la nomenclature doit à tout prix pouvoir être maintenue.
Selon le FGTI, rendre un tel poste autonome conduirait à une « subjectivité inacceptable » dans l’appréciation de l’indemnisation des différents préjudices subis par les victimes.
Selon l’Avocat général, la nomenclature Dintilhac dispose effectivement d’un caractère obligatoire mais doit sans cesse pouvoir évoluer avec les avancées sociales et médicales.
Il ne faut donc pas, selon lui, qu’elle soit figée, afin qu’elle puisse inclure de nouveaux postes de préjudices, comme celui de l’angoisse de mort imminente.
Par deux arrêts du 25 mars 2022 (n°20-17.072 et 20-15.624), la Cour de cassation est venue affirmer le caractère autonome des préjudices d’attente et d’inquiétude et de mort imminente, qui doivent donc être indemnisés indépendamment des autres postes de préjudice.
C'est ce qui ressort des arrêts rendus le 25 mars 2022 par la chambre mixte de la Cour de cassation, le communiqué accompagnant leur diffusion expliquant que la Cour y « affirme clairement le caractère spécifique de ces deux préjudices et le principe de leur réparation autonome en créant deux nouveaux postes au sein la nomenclature Dintilhac ».
Le préjudice dit « d'angoisse de mort imminente » est caractérisé par l'angoisse ressentie par la victime directe qui, entre le moment où elle a subi une atteinte et son décès, a eu la conscience du caractère inéluctable de sa propre fin. Les héritiers de la victime peuvent, en son nom, obtenir réparation de ce préjudice à la condition de rapporter la preuve de la conscience de la victime avant son décès.
Le préjudice dit « d'attente et d'inquiétude » est défini par l’angoisse apparaissant chez un proche de la victime directe, lorsqu’il apprend que cette dernière se trouve potentiellement dans une situation de grave danger, mettant son intégrité physique en péril, et prenant fin lorsque le proche apprend le sort de la victime directe.